19 avril 2018

Où est la contre-propagande russe ?



Si vous avez visité la Russie au cours de cs dernières années, Moscou et Saint-Pétersbourg en particulier mais aussi beaucoup de villes provinciales en plein essor, vous aurez remarqué que la Russie de nos jours est un endroit assez normal. C’est un peu banal de dire que plus le voyage est facile, plus l’endroit où vous arrivez est similaire à celui que vous avez quitté :
les trains ou les taxis qui vous emmènent vers les aéroports, les distributeurs automatiques de billets en monnaie locale, les hôtels aux brillantes babioles dans le hall et l’eau courante chaude et froide dans les salles de bains, beaucoup d’endroits pour manger, y compris McDonald et Pizza Hut si vous n’aimez pas la cuisine locale et une connexion Wi-Fi gratuite partout. Il y aussi beaucoup de messages en anglais, les arrêts de bus sont annoncés en russe et en anglais, et si vous vous perdez, Google Maps vous dira où vous êtes et comment revenir à votre hôtel. Et si vous aimez faire du shopping, il existe un grand choix de centres commerciaux et de divertissement avec toutes les marques mondiales.

Il y a encore quelques bizarreries spécifiques à la Russie que vous pourriez observer : des gardes-frontières avec des mitrailleuses sur le tarmac tandis que votre avion se rend jusqu’au terminal (les Russes prennent très au sérieux la sécurité des frontières) ; les gens qui portent beaucoup de fourrure, les femmes très habillées (vous pouvez accuser la météo souvent très froide). Certaines installations provinciales peuvent encore sembler un peu démodées mais beaucoup de grandes villes sont maintenant plus récentes et plus brillantes que beaucoup d’autres en Europe ou aux États-Unis. Si vous parlez aux locaux, vous les trouverez très disposés à exprimer leurs opinions et à exprimer un large éventail d’opinions politiques. Personne ne regardera par-dessus son épaule et, non, on ne vous assignera pas une nounou pour vous suivre.

Et si vous aviez visité la Russie périodiquement, ces dernières années, comme je l’ai fait pendant de nombreuses décennies, vous constateriez qu’elle a évolué à une vitesse vertigineuse. C’était une véritable épave au début et jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix : sale, minable, désorganisée, déprimée, criminalisée et généralement dangereuse. Le service était impoli ou inexistant et rien ne bougeait sans un pot-de-vin ou deux. Cette Russie là est maintenant presque complètement envolée. La plupart des voitures dans les rues sont de marques étrangères, bien que la plupart soient construites dans des usines russes. Un boom continu de la construction a transformé le parc immobilier. Mais les gens ont aussi changé : dans l’ensemble, il se comportent beaucoup mieux et avec politesse et beaucoup sont très professionnels et enthousiastes au sujet de leur travail. En particulier, les jeunes Russes sont très fiers de leur pays et ont bon espoir en son avenir. Ce dynamisme brut est assez frappant.

Ainsi, si vous étiez venu voir par vous-même en prenant le temps de suivre l’évolution au fil du temps et de juger des tendances générales, vous arriveriez inévitablement à la conclusion que la Russie est un pays normal. Vos expériences là-bas vous permettraient de juger qu’elle est assez riche, plutôt prospère et socialement et politiquement stable. Et pourtant, en retournant en Europe, aux États-Unis, au Canada ou dans l’un des autres pays dominés par des sociétés et des consortiums occidentaux, on vous dira que la Russie est étrange, méchante, gouvernée par un dictateur impitoyable et déterminée à augmenter son territoire et à menacer ses voisins. Pourquoi y a-t-il une telle déconnexion et quelle est cette impulsion majeure pour diaboliser la Russie ? Et pourquoi n’y a-t-il pas un effort parallèle de la Russie pour diaboliser l’Occident ?

Si vous creusez un peu plus loin, vous constaterez que cette diabolisation repose sur un ensemble de mensonges.
Vous avez peut-être entendu dire que la Russie a envahi la Géorgie en 2008 − un acte d’agression flagrant. Eh bien, non, à cette occasion, ce sont les troupes géorgiennes qui ont bombardé les Casques bleus russes en Ossétie du Sud voisine et les troupes russes qui ont rétabli la paix, passant brièvement en Géorgie pour poursuivre les troupes géorgiennes en retraite et se retirant rapidement une fois la menace contre l’Ossétie neutralisée.
Vous avez peut-être entendu que la Russie avait envahi l’Ukraine en 2014. Eh bien, non, ce qui s’est passé en Ukraine, c’est que le gouvernement constitutionnel a été renversé par un violent coup d’État et les nationalistes nouvellement installés ont menacé les droits de la population russe dans l’Est du pays. Cette partie a été russe pendant de nombreux siècles, jusqu’à il y a moins de cent ans, quand elle a été réaffecté de la Russie à l’Ukraine par Vladimir Lénine. La Russie lui a offert son aide, à la fois politique et humanitaire et très loin de l’envahir, elle en a même refusé la reconnaissance politique.
Vous avez peut-être entendu dire que la Russie avait envahi et annexé la Crimée. Mais la Crimée a fait partie de la Russie à partir de 1783 et n’a fini par « appartenir » à l’Ukraine que lorsque l’URSS s’est effondrée (un transfert de légalité douteuse [du temps de Khrouchtchev, NdT]). Après les événements malheureux de 2014 à Kiev, 97% des résidents de Crimée ont voté par référendum pour rejoindre la Russie. Les troupes russes, déjà stationnées en Crimée en vertu d’un accord international ont réussi à maintenir la paix lors de ce transfert.
Vous avez peut-être entendu dire que des troupes russes sont en Syrie pour soutenir un dictateur impitoyable, Bachar al-Assad, qui utilise des armes chimiques contre son propre peuple. Mais la raison pour laquelle les troupes russes sont allées en Syrie était de combattre EI (c’est-à-dire État islamique ou califat). Vous voyez, il y avait des centaines de milliers de combattants d’État islamique en Syrie. Quelque chose comme la moitié d’entre eux venaient de Russie ou d’anciennes républiques soviétiques et la langue russe était aussi commune chez ISIS que l’arabe. Les Russes ont sagement décidé qu’il était plus sûr et moins coûteux d’éradiquer ce fléau en Syrie plutôt que d’attendre qu’il se propage dans les pays plus au nord et plus près de la Russie. Sauver la Syrie de la destruction était un effet secondaire bienvenu, mais l’objectif principal était d’être proactif pour sauver la vie des Russes.
En ce qui concerne les armes chimiques, je vous encourage de nouveau à faire vos propres recherches, mais ma conclusion est qu’elles étaient autrefois à la mode pour « exterminer les brutes ». Par exemple, Winston Churchill était déterminé à les utiliser contre les bolcheviks russes. Mais maintenant une telle terminologie n’est plus favorisée et les armes chimiques ne sont utiles que lors de provocations, pour accuser ses ennemis de commettre des atrocités, pour servir de faux casus belli. Les Syriens en particulier ont volontairement abandonné toutes leurs armes chimiques et les Américains les ont enlevées et les ont détruites sous un régime d’inspections internationales. La récente fausse attaque chimique dans la Ghouta en Syrie ressemble à un non-sens complet…

… comme le sont toutes les affirmations propagandistes précédentes mais cela n’empêche pas les gouvernements occidentaux et les sources médiatiques de les répéter à l’infini. C’est l’essence même de la propagande : choisissez de gros mensonges, répétez-les à l’infini et accusez quiconque qui veut les contredire de collusion avec l’ennemi. Quiconque ose défier le récit de la propagande est automatiquement un « troll du Kremlin » ou un « pantin de Poutine ». C’est, bien sûr, une esquive pratique. Quand toutes sortes de choses vont mal, que ce soit des guerres perdues, des élections volées, des retraites volées, l’avenir de ses enfants volé ou des systèmes d’armes qui ne fonctionnent pas, il est plus facile de trouver un seul bouc émissaire. Pour un si grand nombre de problèmes, le bouc émissaire doit être un bouc émissaire très important et la Russie a juste la bonne taille.

Mais qu’en est-il de la contre-propagande ? Le gouvernement et les médias russes ne sont-ils pas aussi coupables de prendre des libertés avec la vérité ? Encore une fois, je vous encourage fortement à faire vos propres recherches (pour lesquelles la connaissance du russe est, malheureusement, une exigence). J’ai été un observateur fidèle des médias russes pendant de nombreuses années et j’en suis arrivé à la conclusion qu’ils sont presque entièrement réactifs. C’est-à-dire qu’ils répondent aux mensonges jetés à leurs visages, mais ils le font avec des faits et des preuves, pas avec des mensonges encore meilleurs. Vous pouvez imaginer que peut-être les Russes aiment trop la vérité, ou se soucient trop du salut de leur âme mais je suis trop cynique pour cela. Je suis plus à l’aise avec une explication rationnelle de ce comportement plutôt qu’une explication émotionnelle ou spirituelle.

Heureusement, il y en a une évidente. Alors que les États-Unis perdent progressivement le contrôle de leurs affaires, étrangères et intérieures, d’autres pays commencent à prendre leur propre chemin. C’est à la fois un développement positif et potentiellement très dangereux. L’aspect positif est qu’à mesure que l’empire américain s’efface, les dramatiques déséquilibres financiers et commerciaux qui se sont accumulés pendant des décennies, protégés par la menace de sanctions américaines et d’agression militaire contre quiconque oserait défier la primauté du dollar américain, ces déséquilibres seront autorisés à se corriger d’eux-mêmes. L’aspect négatif est que la discipline impériale qui a gelé plusieurs conflits internationaux ne sera plus en vigueur et les choses risquent de se décoller dangereusement.

La Russie a été à l’avant-garde du mouvement visant à faire passer l’ordre mondial de l’unipolarité dominée par les États-Unis à la multipolarité, et elle souhaite que ce processus se déroule sans heurt. Ce qui permet aux pays de résoudre pacifiquement leurs différends, c’est le droit international. À son tour, le droit international ne dispose pas d’un exécutif supranational − aucun pays n’a le monopole de la violence et les pays qui transgressent ne sont pas envoyés en prison. Au contraire, tout le mécanisme repose sur le consentement de tous à respecter les accords internationaux. Et pour atteindre ce consentement, tous les participants doivent pouvoir participer à une seule réalité consensuelle : un seul ensemble de faits vérifiables. C’est pourquoi toute contre-propagande russe serait une ineptie : elle mettrait en danger cette réalité consensuelle.

Tant que vous avez un seul fou et ses quelques sbires restants, rebondissant dans leur cellule capitonnée, crachant un torrent de mensonges (et quelques tweets présidentiels délirants), le reste du monde peut le dénoncer et dire que c’est précisément avec eux qu’il ne veut pas parler. Il peut tourner donc le dos au fou et tenir ses propres discussions, accepter des procédures pour vérifier les faits, négocier des accords, etc. Mais si la planète entière est envahie par beaucoup de petits fous, chacun concoctant sa propre version déformée et délirante de la réalité, alors un tel dialogue constructif devient impossible et le monde se rapproche de la guerre. Ainsi, le moyen le plus sûr d’agir est de prêter attention aux faits, de refuser de répéter les mensonges de la propagande et d’attendre patiemment que le fou dans sa cellule capitonnée s’essouffle, car le temps n’est définitivement pas de son côté.

Dmitry Orlov

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